Avis : Ce texte exigera de vous un brin d’imagination. Ce n’est pas toujours aux mêmes à travailler!
Imaginez d’abord les sensations ressenties lors d’une course particulièrement difficile. Cette détresse respiratoire qui accompagne les départs trop rapides et les fins de course au sprint. Vous êtes complètement à bout de souffle, vous sentez que vos jambes abdiquent et vous cherchez à convaincre à la fois corps et esprit d’atteindre la ligne d’arrivée. Essayez de cerner ce moment précis où vous êtes à un cheveu d’abandonner, cette mince ligne entre souffrance et délivrance.
Imaginez maintenant que vous vous éveillez en pleine nuit, et que vous ressentez exactement la même chose. Le souffle coupé, le rythme cardiaque qui frôle les 190 BPM, la douleur musculaire, la sueur… Que faites-vous? Si vous réagissez comme moi, vous composez le 9-1-1 et espérez que l’ambulance arrive dans les soixante prochaines secondes!
Ce moment de douleur aigüe n’est pas une crise incontrôlable. Vous ne vous éveillerez pas en sursaut pour le vivre. Vous avez consciemment choisi de le vivre. De votre plein gré. Aussi désagréable qu’il soit, vous en ferez fort probablement de nouveau l’expérience. En fait, je parie que vous débourserez de votre poche pour y goûter encore une fois! Qu’est-ce qui explique qu’un être humain sensé, capable de discerner la douleur du bien-être, souhaite revivre, souvent à répétition, une sensation quasi intolérable? Pourquoi termine-t-on une course complètement épuisé, jurant qu’on ne nous y reprendrait plus, décide-t-on dès le lendemain de s’inscrire à une autre épreuve, qui sera tout aussi éprouvante? Et si la personne qui prenait la décision n’était pas tout à fait celle qui faisait l’expérience de la douleur?
Entre « moi narrateur » et « moi expérimentateur »
Selon une théorie en psychologie, il existe deux « moi » différents : celui qui fait l’expérience et celui qui raconte. Le « moi » expérimentateur est en fait notre conscience immédiate. Il ne se souvient de rien et ne raconte pas d’histoires. Sa spécialité : le moment présent. Le « moi » narrateur, lui, exhume des souvenirs, raconte des histoires et prend les décisions qui guident nos vies. Il ne révèle pas tout ce qu’il sait et préfère tisser son récit en utilisant uniquement les moments forts et les résultats. Le « moi » narrateur ne prend pas en compte la durée. Il adopte la règle du sommet et de la fin : il ne se souvient que du moment marquant et du moment final, et évalue l’expérience entière selon la moyenne de ces deux moments.
Une expérience, réalisée en 1993, illustre bien cette théorie. Elle compte trois parties : 1) la partie courte : tremper la main dans un seau d’eau à 14 degrés (très froid) pendant 60 secondes 2) la partie longue : tremper l’autre main dans un seau d’eau à 14 degrés pendant 60 secondes. L’eau passe ensuite à 15 degrés (toujours très froid), et la main doit y demeurer pendant encore 30 secondes. 3) la partie décisionnelle : 7 minutes après la fin des deux parties, les participants doivent décider d’en refaire une. Environ 80 % d’entre eux ont choisi de répéter la partie longue.
Conclusion : Le « moi » expérimentateur sait pertinemment que l’expérience de 90 secondes est plus douloureuse. Mais ce n’est pas lui qui décide. Le « moi » narrateur se souvient du moment fort, l’eau qui réchauffe, et de la fin, le soulagement de retirer la main. Il conclut donc que l’expérience la plus longue est la plus agréable.
Dans un contexte de course à pied, le « moi » expérimentateur vit toute la douleur liée à la course et, si on lui demandait son avis, refuserait de se prêter de nouveau au jeu. Mais le « moi » narrateur peaufine le récit, se rappelle la journée ensoleillée, le trajet vers la course entre amis, la ligne d’arrivée, les festivités… Et me voilà, carte de crédit en main, à m’inscrire à un demi-marathon en juillet, 12 heures après avoir conclu un 10 km et toujours courbaturé!
Entre toi et moi
Si cette théorie s’avère, nous sommes privilégiés de pouvoir compter sur ces deux « moi », l’un qui nous permet de goûter à toutes les sensations que procure la course à pied, et l’autre pour ne nous rappeler que les bons moments! J’ai bien hâte de côtoyer votre « moi » expérimentateur sur la ligne de départ cet été, au Trail du Massif du Sud. Et de passer du temps avec votre « moi » narrateur par la suite, autour d’une bière, à embellir nos récits de course, tous plus épiques les uns que les autres!
Bonne course!
*Ce texte est basé sur la lecture, entre autres, d’Homo Deus, de Yuval Noah Harrari.